Mots clés :
Famille, genre, action collective, protection sociale, migration, guerre, violence politique
Pays d’étude
Syrie, Jordanie, Liban et Turquie
Mes recherches se situent au croisement de trois sous-champs de la sociologie : des migrations, de l’action collective et de la famille. À partir de l’aire moyen-orientale (Syrie, Jordanie, Liban et Turquie), mes travaux analysent les trajectoires d’individus, de familles et de groupes sociaux dans des contextes de violence et de migration forcée.
En octobre 2021, j’ai rejoint le LPED. Mes s'inscrivent au sein de l'Axe "Dynamiques sociales et Politique", que je co-anime avec Marc Egrot depuis 2024.
Proje de recherche pour l'IRD
Penser la famille en temps de guerre. Parenté, solidarités collectives et cadres normatifs entre la Syrie et la Jordanie
La famille se trouve au cœur des politiques publiques et des programmes de développement promouvant la résilience, le rétablissement de la cohésion sociale et la réconciliation au sein de sociétés bouleversées par la guerre. Non seulement elle est le lieu d’une redistribution de l’entraide permettant à ses membres de faire face aux adversités, mais elle reflète aussi les mutations des hiérarchies sociales à l’œuvre à une échelle plus large. Investie par une multiplicité d’acteurs (instances politiques, groupes armés, humanitaires, ONG et représentants de la société civile), la famille devient un objet à protéger mais aussi à repenser.
À partir d’une définition de la parenté inspirée de celle de Florence Weber « des liens de sang, d’alliance et du quotidien » ,
mon projet de recherche pour l’IRD a pour objectif d’analyser les mécanismes d’adaptation et de recomposition de la parenté, comme observatoire privilégié des sociétés en temps de guerre. Je m’appuie sur le cas du conflit qui a débuté en Syrie dès mars 2011 à la suite des manifestations populaires, puisque la famille y fait l’objet d’une multiplicité de représentations souvent alarmistes. Ces dernières annoncent sa fragmentation voire sa crise . La famille est en outre la cible privilégiée des projets d’assistance, comme ceux visant l’« empowerment » des femmes ou la prévention des mariages précoces. J’élargirai ensuite mon analyse à d’autres pays dits « du Sud », afin de consolider une ligne de recherche transdisciplinaire sur les familles et les conflits, venant ainsi prolonger et renouveler la riche tradition d’études sur la famille qui existe au sein de l’IRD.
Je me penche plus précisément sur l’évolution des réseaux de parenté « multi-situés » qui, avant même le début de la guerre, se déployaient entre la Syrie et la Jordanie.Ce choix empirique vise à inscrire les transformations familiales du temps de la guerre dans une longue histoire des solidarités, des pratiques familiales et migratoires entre ces deux pays. Je m’intéresse à quatre types de familles disposant de statuts juridiques, nationaux et sociaux multiples : de grandes familles de la région frontalière, des familles de travailleurs saisonniers, des opposants politiques syriens arrivés en Jordanie dans les années 1980 , ainsi que des familles jordaniennes (d’origine palestinienne) qui après avoir été expulsées en Syrie pour des raisons politiques sont retournées en Jordanie. Au-delà de la diversité sociologique, ces réseaux de parenté se caractérisent par des dynamiques d’entraide qui avant 2011 s’organisaient autour des circulations régionales. Face à l’escalade des violences en Syrie, les composantes jordaniennes de ces réseaux de parenté ont été mobilisées pour accueillir les parents qui ont trouvé refuge en Jordanie . Cependant, le prolongement du conflit, l’augmentation du nombre de réfugiés (661 000 officiellement enregistrés par l’UNHCR en janvier 2021) a provoqué la fermeture des frontières et le durcissement de la politique d’accueil jordanienne mettant ainsi à l’épreuve les solidarités familiales. L’objectif de ce programme est d’analyser autant les ruptures, mais aussi les mécanismes de redistribution de l’entraide et les formes de solidarités collectives dans ce contexte de plus en plus contraint.
Mon enquête se déroule dans la région du nord de la Jordanie, en milieu urbain à Irbid et dans les camps, ainsi que dans la capitale Amman. À moyen terme, ce projet a vocation à éclairer les reconfigurations familiales à l’œuvre entre la Syrie et les autres pays d’accueils des réfugiés. À plus long terme, c’est par le dévoilement des formes d’entraide et de solidarité dans ces contextes conflictuels, que ce programme vise à saisir les logiques qui en temps de crise, font et défont les liens familiaux.
Au croisement d’une approche relationnelle de la famille et des études sur les sociétés en temps de guerre
Ce programme de recherche s’inscrit dans une approche relationnelle de la sociologie de la parenté dans le prolongement des travaux de Florence Weber. Celle-ci replace les liens biologiques dans leur cadre juridique et celui des pratiques quotidiennes venant former ce qu’elle désigne comme la « parenté pratique ». Cette approche est particulièrement pertinente afin de rendre compte des évolutions qui ont lieu au sein des noyaux familiaux et des familles élargies, dans leur l’articulation aux solidarités collectives et aux cadres institutionnels. J’intègre cette démarche aux apports récents des études qui ont envisagé la guerre et les migrations forcées sur un continuum avec les dynamiques sociales du temps de paix .
À partir du postulat que la guerre n’efface pas les dynamiques sociales qui précèdent son déclenchement, je soutiens qu’elle engendre néanmoins des ruptures biographiques et collectives, ainsi que l’apparition de nouvelles contraintes et ressources qui peuvent altérer les processus de mobilité sociale d’avant-guerre.
Je propose de prendre à rebours les approches binaires, qui dans des contextes de guerre soit insistent sur la fragmentation voire le délitement de la famille, soit préconisent sa consolidation. Dans ce programme, je cherche plutôt à montrer que la guerre engendre des formes de recomposition, de ce que j’appelle une « parenté contrainte ». Celle-ci redonne sens à des liens qu’on pensait désormais distendus, mais engendre aussi des nouvelles formes d’interdépendance, de domination voire de fragilisation des liens de parenté.
Je soutiens aussi que dans des contextes de guerre, et notamment celle de type interne , qui oppose les membres d’une même nation, le front se situe au plus près des espaces de la vie quotidienne. Les frontières entre la vie publique et la vie privée, déjà poreuses en temps ordinaire, se brouillent davantage. Je fais alors l’hypothèse que les reconfigurations politiques et sociales qui s’opèrent dans la sphère publique se transposent et façonnent la vie intime. Celle-ci est à son tour investie par les acteurs en conflit, ainsi que par les politiques d’assistance, devenant un outil de régulation sociale, ainsi que le véhicule de projets politiques multiples. Pour vérifier ces hypothèses, ce programme se décline autour de trois axes majeurs à partir d’une analyse des reconfigurations des solidarités intrafamiliales (1), de solidarités collectives (2) et des cadres normatifs ayant trait à la question familiale (3).
1) Entraide et transmission intrafamiliale au prisme des générations et du genre
Le premier axe de ce programme de recherche interroge les reconfigurations des liens de parenté en fonction des
rapports intergénérationnels et de genre. Je montre que la redistribution des rôles au sein de la famille peut atténuer les impacts sociaux, économiques et politiques des guerres. Dans un premier temps, je m’appuie sur une appréhension de la génération fondée sur la filiation, ainsi que sur le partage des mêmes expériences sociales afin de me pencher sur les interactions entre trois générations familiales (grands-parents, parents et enfants) et différentes générations migratoires (avant et après le début de la guerre). Il s’agit de montrer comment le
« contrat générationnel » , auparavant fondé sur le rôle central des parents et la cohabitation de plusieurs générations, a évolué. Il est question d’analyser la manière dont les enfants ont acquis de nouvelles responsabilités dans la contribution aux
économies familiales et le soin des frères et sœurs cadets. Il sera aussi question d’évaluer comment se fait la prise en charge des personnes âgées qui sont nombreuses à être restées en Syrie et, plus généralement, quelles sont les
modalités de transmissions matérielles et symboliques dans ce contexte.
Le deuxième volet de cet axe sera consacré à la
distribution de l’entraide en fonction des rapports de genre. En Syrie, comme dans d’autres sociétés , l’entraide reposait sur une division genrée des tâches domestiques et du travail : les hommes concernés principalement par la gestion des circulations matérielles, financières et assurant l’interface avec la sphère sociale, et les femmes engagées dans un travail relationnel et de soin quotidien envers les membres de la parenté. Plusieurs travaux sur le conflit syrien font l’hypothèse d’un déplacement des équilibres de genre en faveur de l’émancipation des femmes de l’autorité masculine . Cette recherche propose plutôt de dépasser une opposition binaire des genres, pour analyser conjointement les transformations du rôle des femmes et de celui des hommes. Je m’inscris dans le prolongement des travaux d’Anne Attané sur les trajectoires féminines en Afrique de l’Ouest . Il s’agira de montrer que les contextes de guerre sont plutôt propices à une redistribution des tâches qui prolonge les inégalités de genre au lieu de les subvertir. Les femmes, en raison de leur « vulnérabilité », bénéficient d’un accès facilité aux aides humanitaires, au marché du travail et à la circulation, acquérant un rôle essentiel de soutien aux économies familiales. Cependant, ce sont les autres générations féminines au sein de la parenté (filles, sœurs, grand-mères, tantes, belles-sœurs et belles-mères) qui viennent en aide dans la prise en charge des tâches domestiques. Par ailleurs, alors que la guerre atteint particulièrement le statut des hommes (incapables de protéger leurs familles, souvent plus visés par les restrictions d’emploi et de mobilité), les femmes sont aussi amenées à jouer un rôle central dans la préservation du statut social et familial des hommes.
2) Assistance et solidarités collectives en prise avec la question familiale
Si la guerre et la migration forcée brisent les liens sociaux, elles font aussi rentrer en contact des populations de milieux sociaux et géographiques auparavant éloignés. Des nouvelles formes de solidarité émergent, elles s’articulent, intègrent ou remplacent l’aide parentale et celle pourvue par les acteurs humanitaires, tout en créant de liens sociaux inattendus. Je m’inscris ici dans le prolongement des travaux qui envisagent les solidarités familiales et sociales dans un rapport de complémentarité et je fais l’hypothèse que non seulement les solidarités collectives reconfigurent sur le long terme les liens et pratiques familiales, mais elles investissent aussi la sphère familiale comme étant un véhicule de projets sociétaux plus amples.
Dans ce deuxième axe, je propose tout d’abord de mener une observation prolongée des pratiques de
solidarité informelle qui se structurent autour des
réseaux de sociabilité et de voisinage. Après avoir analysé les formes d’installation des Syriens en Jordanie, il s’agira d’étudier à une échelle locale comment s’organise l’entraide en dehors de la sphère familiale. Je pense notamment aux modes de gardes des enfants, de partage de nourriture et d’autres biens que j’ai pu observer parmi des familles de voisins. Je me focaliserai ensuite sur des associations formées par des Syriens eux-mêmes pour porter assistance aux personnes dans le besoin, ainsi qu’aux organisations de victimes. En Jordanie, ces organisations sont le fruit d’une mobilisation qui voit particulièrement mobilisés les Syriens issus des vagues migratoires précédant la guerre. Il s’agira ainsi de montrer comment l’arrivée des réfugiés a suscité des nouvelles formes de solidarité, et quelles sont les interactions entre « anciens » et « nouveaux » arrivés. Une observation prolongée de ces nouveaux espaces de cohabitation et de vie collective me permettra d’évaluer
comment les conceptions des relations familiales ont évolué face au décès et à la disparition des hommes. L’étude des programmes promus par ces organisations visera à analyser les visions de la famille qu’ils véhiculent.
3) Les cadres normatifs règlementant la sphère familiale
Dans un contexte ordinaire, l’État produit une définition juridique de la famille en fixant les règles en matière de filiation, de mariage et de transmissions de l’héritage. Il promeut aussi un ensemble de politiques familiales pour pallier aux inégalités sociales. En temps de guerre, la famille est placée au cœur des discours et des politiques natalistes, comme celles promues au cours des deux conflits mondiaux , ou plus récemment du conflit israélo-palestinien. Elle devient en outre un outil de régulation sociale et un véhicule des projets politiques portés par différents acteurs étatiques et non-étatiques.
Le troisième axe de ce programme vise d’abord à analyser comment
la sphère familiale a été investie et affectée par les acteurs du conflit, comme dans le cadre des politiques de changements démographiques mises en œuvre par le régime syrien afin de transformer le tissu social des régions qui ont été au cœur du soulèvement. Il s’agit ensuite d’analyser
l’évolution du corpus de lois règlementant l’alliance, la filiation et l’héritage et la manière dont elles affectent directement les pratiques familiales. Des premiers amendements du CSP adopté en 1953, ont été apportés en 2019 et ils prévoient notamment que les époux puissent établir leurs propres conditions dans le contrat de mariage. Ces évolutions, ainsi que les discours politiques qui les accompagnent, sont à observer, tout comme les plans de reconstruction annoncés par le président Bachar al-Assad. La loi n°10, par exemple, adoptées en 2018 conditionne la réhabilitation des biens détruits par la guerre contre preuve de la propriété du bien, ce qui laisse présager l’expropriation de nombreuses familles dans un pays où la majorité du bâti a été construit de manière informelle . Il s’agit de suivre ces évolutions juridiques et d’analyser les retombées directes sur le retour des réfugiés et la transmission de l’héritage.
Par ailleurs, les réseaux de parenté syro-jordaniens étudiés dans le cadre de ce projet, doivent composer avec un double cadre juridique, celui de la Syrie en guerre et de la Jordanie en tant que pays d’accueil des réfugiés. Il s’agit pour cela d’étudier les discordances qui existent entre les CSP en Syrie et en Jordanie, notamment en matière de pratiques matrimoniales. Je m’intéresse aussi à la politique d’accueil jordanienne à l’égard des Syriens pour comprendre comment différents statuts juridiques (résidant/réfugié) coexistent aussi au sein d’une même famille, comment ils influencent leurs interactions, leurs mobilités et les regroupements familiaux.
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ITHACA
Interconnecting Histories and Archives for Migrant Agency
ITHACA aims to analyse migrations from the Middle Ages to the present day, within a rigorous historical framework. The development of the ITHACA platform will allow researchers, practitioners, policy makers and migrants to work wi ...
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